Raja marchait dans le vide, droit devant lui, sans direction particulière. Il avait décidé de prendre un peu l'air aujourd'hui, de partir seul, sans sa meute, sans personne. Il possédait un rang important, mais certains chiens lui reprochait parfois de ne pas être assez présent. Il se fichait de ces remarques, il faisait ce qu'il voulait. Lorsqu'on lui crachait au visage, il répondait par un coup de griffes. Si on le griffait, il répondait par un coup de crocs. Raja avait toujours le dernier mot, tel était l'un de ses petits principes.
Le cabot noir n'aimait pas choisir ses directions de route à l'avance. Il laissait son instinct le guider tout seul, pouvant même marcher les yeux fermés. Il savait que son esprit saurait l'emmener là où son coeur le désirait.
Lorsqu'il sentit l'odeur salée de la mer, ses oreilles se dressèrent sur sa tête. Cette fois-ci, son instinct l'avait mené sur la plage. Il venait rarement ici, car il n'aimait pas l'eau. Il savait nager, du moins un tout petit peu, mais détestait la sensation du sel sur son doux pelage.
Il continua d'avancer, s'approchant du bord de mer et des vagues qui frappaient le sable, et remarqua la présence d'un autre chien. Il huma l'air, mais ne reconnut pas son odeur. Ce n'était certainement pas un Fierce, ni même un chien de meute. Il était tout seul, se débattant dans l'eau. Il devait certainement être entrain de se noyer. Raja hésita à courir pour l'aider, mais le cabot parvint tout seul à s'extirper de l'eau salée, toussant et crachant, le pelage trempé et collé sur son corps. Le Bêta Fierce grimaça, et s'avança vers le chien à moitié-noyé. Peut-être était-ce une occasion de faire connaissance ? Ou de se battre...
Le cabot noir se retrouva juste derrière le solitaire, qui se retourna dans un petit sursaut de surprise, surprit de trouver quelqu'un ici. Raja le détailla rapidement de haut en bas, impassible et ne démontrant aucune émotion, la tête haut et le dos droit. Raja n'aimait pas parler, mais il savait qu'il devrait lui-même entamer la conversation. Alors, avec un gros effort, il lança au chien mouillé :

"Tu prends un p'tit bain ?"

Raja n'aimait pas parler, oui, et pour une bonne raison. Sa voix était extrêmement, extrêmement aïgue, haut perchée. Cela réduisait immédiatement toute son allure, et il avait toujours eu honte de sa voix si étrange. Il devait être le seul chien au monde à parler de la sorte. Et rien n'y faisait, aucun remède, rien du tout. Ses cordes vocales émettaient un son étrange, c'était comme ça. Mais dans tous les cas, tout ceux qui se moquaient de sa voix, le regrettait immédiatement...

Le solitaire brun observa un instant Raja, le pelage toujours aussi trempé. Le cabot noir avait très envie de retirer toute cette eau du poil de l'autre chien, car cela le répugnait. On aurait dit que la pelisse de l'autre était immonde, baveuse et collante, et cela dégoûtait le Bêta Fierce qui aimait être toujours propre et présentable, et parler avec des chiens tout aussi propres que lui.

"J'aime bien ta voix."

Les poils de Raja se hérissèrent, et il rabattit ses oreilles en arrière dans un grondement furieux. Il avait honte de sa voix, et il ne tolérait pas que l'on se moque de lui. Pourtant, le solitaire ne semblait pas rire, au contraire, ses yeux reflétaient une émotion très sérieuse, qui surprit le corniaud noir. Il était très rare que quelqu'un lui dise qu'il aimait sa voix, sans aucune ironie.

"Hum... Eh bien, je pense que je ne suis pas prêt de retourné dans l'eau de si tôt. En plus, je suis sur que les poissons ne viendront plus pendant un moment..."

Il s'assit, et lécha lentement son poitrail pour retirer l'eau et le sel. Mais ce n'était pas une bonne idée, car le goût salé manqua de l'étrangler et il toussa fortement, en faisant semblant que rien ne se passait. Raja continua de le dévisager, les oreilles revenues un peu vers l'avant, les muscles détendus. Il n'aimait pas la façon de faire de ce chien nageur, mais il savait au fond de lui qu'il n'avait rien d'agressif, qu'il voulait simplement se nourrir et vivre tranquillement sa petite vie. Comme il le voulait lui-même.
Il resta encore un instant silencieux, puis se décida à continuer la conversation. Il espérait cependant que le solitaire ne fasse pas d'autre commentaire a propos de sa voix, car même si son compliment était sincère, cela mettait Raja mal à l'aise. Il n'aimait pas qu'on face à allusion à son soucis, c'est tout.

"Je suis Raja, Bêta de la meute Fierce. Et toi, qui es-tu ?"

"Tu peux m'appeler Wisp. Qu'est ce que tu fais ici ? Ta meute n'est pas avec toi ?"

Raja poussa un petit soupir. Les solitaires étaient toujours des chiens très spéciaux, qui ne comprenaient pas grand chose aux meutes. Ce chien ne devait surement pas savoir que les Bêta avait le droit de sortir seul, que la Meute ne les suivait pas constamment... Enfin... D'ailleurs, Raja se demanda s'il savait seulement ce qu'était un "Bêta", et qui étaient les membres des "Fierce". Le beauceron leva les yeux au ciel, exaspéré par tant d'inconscience et de non-connaissance du monde des meutes. Mais après tout, ce n'était pas la faute de Wisp. C'était sa mère qui l'avait mis au monde en dehors de la vie des meutes.
Raja s'était toujours demandé comment les solitaires se débrouillaient pour vivre tous seuls. Lui, il y était parvenu, bien entendu, mais ce pauvre chien brun-roux avait l'air tellement petit, tellement benêt... D'ailleurs, le cabot noir avait bien faillit assister à sa mort ! Il s'en serait voulu de l'avoir laissé se noyer sans réagir. Car ce jeune chien n'avait pas l'air méchant, et au contraire, bien sympathique. Raja décida donc de lui laisser une chance pour développer un petit lien amical.

"Je traîne un peu tout seul. Ma Meute est restée au camp."

Il renifla, et se détendit complètement, ramenant son poil sur son corps, arrêtant de se crisper contre le sable. Il leva une patte, en écartant un peu ses griffes pour y sortir les grains jaunes qui s'étaient fichus dedans, et recommença son petit manège avec ses autres pattes. C'était une technique que lui avait apprit sa mère, lorsqu'elle était encore en vie.

"Où est ta mère ? Tu es tout seul ?"

Wisp avait-il perdu ses parents lui aussi ? Avait-il eu des frères et soeurs, ou avait-il toujours vécu dans la solitude ? Raja avait connu cela. Mais maintenant qu'il était devenu un Bêta, qu'il appartenait à une meute, pour rien au monde il n'aurait voulu retourner marcher seul en cherchant sa route...

"Ca fait bien longtemps que j'ai quitter ma meute, et ma famille. Alors, oui, tu peux me considérer comme seul."

Sa meute ? Il vivait donc en meute, du moins à sa naissance... Raja pensa que pour lui, c'était tout le contraire. Il était né solitaire, et avait rejoint une meute. Wisp, lui, était né dans une meute et avait rejoint la vie de solitaire. Quel cabot étrange... Pourquoi avait-il prit la décision de partir vivre tout seul, sans amis sans famille, au risque de mourir à la moindre tempête, à la moindre maladie, à la moindre perte de gibier ? Et sa famille, vivait-elle encore dans une meute ? Ils pourraient même faire partie des Fierce, et Raja aurait peut-être put être amis avec eux, ou alors leur avoir fait du mal ? Mais le Bêta ne se souvenait pas d'une famille de chiens comme Wisp. Ils devaient surement faire partie d'une autre meute, ou bien être mort depuis longtemps.

"Je n'sais pas trop où ils sont, ni même s'ils ont survécu."

Un petit instant de nostalgie pesa dans l'atmosphère, et cela fit hérisser le pelage du Beauceron. Il détestait la nostalgie, l'amour et la paix. Pour lui, le monde n'était qu'un assemblage d'horreurs, de meurtre, d'injustice et de famine. Sa mère avait été tuée sans raisons, et ça, jamais il ne l'oublierait.
Le solitaire rajouta quelque chose, mais Raja n'y fit pas attention. Il repensait à la violence, à la cruauté dont avaient fait preuve les chiens qui avait tué Wina. Ils lui avait craqué la gorge, puis l'avait frappé, battu, mordu... Ils avaient joués dans son sang, devant les deux chiots orphelins. Raja s'était promis par la suite qu'il vengerait sa mère, et avait comprit qu'il ne fallait pas être faible sur cette terre. Qu'il fallait au contraire se montrer cruel, pour pouvoir survivre. C'était triste, mais c'était comme ça.

"Est-ce que la vie de meute n'est pas un peu... barbante ?"

Le beauceron remua la tête pour écarter ses mauvaises pensées, et dévisagea un instant le jeune corniaud devant lui. Il avait toujours le pelage mouillé, mais moins qu'avant. Maintenant, c'était le sable sous ses pattes qui était devenu plus foncé, à cause de l'eau. Raja fit une petite grimace de dégoût en pensant à son pelage collé contre sa peau si un jour il tombait dans l'eau, puis répondit à la question de Wisp, de sa voix toujours aussi aïgue :

"Non. J'ai un rang important alors je m'amuse bien."

Et c'était la vérité... En partie. En vrai, Raja n'avait rejoint la meute que pour sa survie. Sa mère lui avait demandé de rester en vie, alors il voulait honorer sa parole, et suivre l'ordre de sa mère. Il ne mourrait pas. Et puis le fait d'avoir accédé à un grade important dans une meute était une fierté pour le beauceron. Il était enchanté de pouvoir commander, même s'il n'avait pas le pouvoir absolu.

"Tu faisais partie de quelle meute ? Pourquoi es-tu partie ?"

Raja avait bien envie d'en savoir plus sur ce jeune solitaire. Qui sait, peut-être que ses aventures pourraient lui servir ?

Wisp semblait assez content d'avoir croisé la route de Raja et de voir que celui-ci était intéressé par sa vie. Tant mieux pour lui. Le beauceron ne souhaitait pas spécialement le rendre heureux, mais s'il l'était, cela ne lui posait pas problème non plus. Et puis, il avait beau ne pas réellement vouloir l'admettre, le fait de croiser un solitaire pendant une balade solitaire faisait du bien au Fierce. Il le savait au fond de lui.

"Oh, tu sais, c'était une toute petite meute. Y'avait même pas de rang, chacun chasser comme il voulait, même si on devait partager nos proies entre nous. C'était mon père qui dirigeait, parce que c'était le mâle qui avait le plus d'expérience et l'ancienne meneuse était devenue trop vieille." Il fit une petite pause, puis reprit "J'avais envie de liberté, et de voyages, aussi. D'autres paysages, d'autres nourritures, d'autres visages. Maintenant, si je ne trouve qu'une seule proie, je n'ai pas à m'inquiété de la partager avec quelqu'un. C'est l'avantage d'être solitaire."

Raja n'était qu'en partie d'accord. Certes, on n'avait pas besoin de partager sa nourriture, mais il était d'autant plus dur d'en attraper, et la mince carrure de Wisp démontrait bien son manque de nourriture. Le beauceron regarda un instant son pelage noir, qui était luisant sous ses muscles et son ventre bien garni. D'accord, sa vie convenait au solitaire. Mais Raja, lui, avait tout fait pour y échapper.

"Bon, maintenant, j'ai encore plus faim qu'avant. Pour une fois, je veux bien partager mon repas avec toi, et après tu me raconteras un peu ta vie, parce que ça serait injuste que je parle de moi sans rien savoir sur toi, non ?"

Wisp se leva, s'ébroua, et commença paisiblement à marcher vers le Bêta. Raja le regarda faire, immobile, les yeux perçants. Il n'avait pas envie de parler de sa vie. Mais chasser était une autre histoire, une histoire qui lui convenait bien. Il avait beau être bien nourrit, il ne refuserait pas une bonne proie bien grasse.
Il vit le solitaire humer l'air, et l'imita, évitant au maximum de prononcer un mot. Il aurait put commenter le conte du cabot brun et roux, mais n'en avait pas envie. Il jugeait qu'après tout, ce n'était pas utile.
Son odorat capta une vague odeur de souris, mêlée à un effluve de poissons. Evidemment, en se trouvant près de la mer, ils n'arriveraient à rien. Et Raja refusait de pêcher. Ils allaient donc devoir tous deux partir vers la forêt.

"Viens. Partons d'ici.", lança t-il à Wisp en se levant.

Il était quasiment sur que le solitaire allait lui demander des précisions sur sa vie, en chemin, mais Raja s'en fichait. Tout ce qu'il voulait, c'était partir loin de la mer. Toute cette eau l'effrayait assez, il fallait l'admettre...

Raja sentit Wisp courir à sa suite, et le chien brun-roux se retrouva bientôt marchant à ses côtés, tandis qu'ils cheminaient ensembles vers la forêt, s'éloignant de la mer et de son eau salée. Le beauceron sentait dans l'atmosphère une légère excitation, et comprit que le solitaire était heureux de ne plus être seul pour chasser. Il appréciait la présence du Bêta. Et devait être l'un des seuls à le tolérer. D'habitude, Raja était rejeté par tout ceux qui ne faisait pas partie de sa meute.

"D'habitude, je n'aime pas les chiens comme toi, avec un bon rang et qui rabaissent sans cesse les autres. Et si tu ne m'avais pas sembler sympathique au premier regard, je pense que nous ne serions pas entrain de nous balader tranquillement dans la forêt, comme deux vieux compagnons de route."

Raja leva les yeux au ciel. Wisp appréciait sa présence, certes, mais il était aussi extrêmement bavard. C'était un défaut qui agaçait généralement le beauceron noir, qui lâcha un léger grondement lorsque le solitaire fit claquer sa gueule dans le vide. Surtout que le commentaire du jeune mâle n'était pas très bien fondé. Il le prenait pour un cabot sympathique, et c'était loin d'être le cas. Raja n'hésitait jamais à tuer, à blesser, à combattre ou à mordre s'il le devait.

"On m'a appris à me méfier de tout, mais de ne jamais tirer de conclusion hâtive. Autrement dit, je suppose que malgré ton rang, tu dois être quelqu'un de bien..."

Raja se retint de pouffer, et continua sa marche sans jeter un regard à Wisp. On lui avait apprit des choses, à ce solitaire, oh que oui. Mais il n'avait pas semblé retenir la leçon. Raja n'était pas un chien sympathique, ni quelqu'un de bien. Il voulait simplement obtenir une vengeance.

"Est-ce que tu m'autorise à te poser des questions sur toi ?"

Le beauceron gronda de nouveau, les mâchoires serrés, agacé. Que voulait-il répondre d'autre que d'accepter ? De toute manière, maintenant que le solitaire était là et essayait de se lier d'amitié avec lui, pourquoi reculer... ?
Raja s'assit donc lourdement sur le sol, dans un soupir exaspéré, et répondit au jeune chien :

"Oui, pose-moi tes questions. J'y répondrais... Si j'en ai envie. Et ensuite, nous chasserons."

Il savait qu'après cela, il aurait la paix. Ou du moins, il l'espérait...

Le cabot ne tarda pas à se remettre à parler, trouvant une question à poser, plus vite que la lumière. Raja leva de nouveau les yeux au ciel, exaspéré. Il ne comprenait pas les chiens qui parlaient comme ça, constamment. Pour lui, le silence avait beaucoup plus d'avantage que la parole. 

"Tu vis ici depuis longtemps ? Je veux dire, dans la forêt, avec ta meute..."

Le beauceron n'aimait pas cette question. Elle lui rappelait son enfance, sa mère, ses souvenirs. Non, il ne vivait pas ici depuis très longtemps. Et puis ce n'était pas sa meute, c'était une meute comme toutes les autres, remplies de cabots ignorants, menés par un Alpha aussi bête que les autres. Raja en était le Bêta, et ne voulait pas partir, car son rang lui assurait de la nourriture et du respect. Mais s'il avait été un simple membre, ou pire encore, un Oméga, il n'aurait pas hésité une seconde à partir. 
Wisp avait penché la tête sur le côté, en attente d'une réponse. Raja plissa un instant la truffe, signe de son agacement, puis répondit :

"Bouof. Je suis né solitaire. Puis je les ai rejoint, il n'y a pas si longtemps de ça."

Il devinait que le corniaud brun-roux n'en avait pas terminé avec ses questions, alors il patienta, la queue balaya la terre derrière lui. Son estomac gargouillait, il avait faim. Il souhaitait que le solitaire en finisse vite avec son questionnaire, pour qu'il puisse enfin se nourrir. Mais il savait que l'on arrêtait pas un chien bavard aussi facilement que ça...

Raja ronchonna en se levant. Il agita un peu ses pattes, remua sa queue pour retirer les brins d'herbe qui c'étaient fourrés dedans, ainsi que dans ses oreilles. Il s'ébroua pour finir, et bailla, avant de se rasseoir, la queue posée devant ses pattes. Wisp l'observait toujours, et le beauceron voyait bien qu'une question lui brûlait la langue. Et c'était vrai. Le solitaire ne tarda pas à aboyer :

"Tu vas peut être me trouver ridicule de demander ça, mais... Comment tu as perçu le Grand Grognement, toi ?"

Raja gronda. Le Grand Grognement... Il évitait toujours d'en parler. Il n'était pas très jeune, mais pas très âgé non plus lorsqu'il avait eu lieu. Il se souvenait que son frère était encore là, et sa mère aussi. D'ailleurs, pour être précis, elle avait été tuée trois jours avant le phénomène. Et c'était seulement après le Grand Grognement, que Raja avait réalisé que la vie était injuste, et que pour s'en sortir, il fallait faire preuve de violence. Mais depuis, il évitait d'y faire référence. Il voulait oublier ce jour, là où tout avait été envoyé en l'air. Wisp venait, sans le savoir, de rouvrir une plaie profonde dans le coeur du Bêta. Et il n'aimait pas ça du tout.

"Je ne l'ai pas sentis" mentit-il avec hargne.

Il se leva, et sans rajouter un autre mot, se dirigea vers la forêt. Il avait mit fin au questionnaire sans précision, et se fichait désormais de savoir si Wisp le suivait ou non pour aller chasser. Il avait faim, voilà tout, et qu'il soit seul ou accompagné, il se nourrirait. C'était son but du jour.

Le noireaud continua de marcher au travers de la forêt, et entendit les pas du solitaire derrière lui. Il renifla, marchant d'un air hautain. Son objectif était de se nourrir, pas de vérifier si Wisp le suivait ou non. En vérité, il venait de réaliser qu'il se fichait pas mal du jeune chien. Ce n'était qu'un mâle comme les autres. Raja pensait que grâce à lui, il pourrait peut-être changer de vision du monde, arrêter de penser que tout est basé sur la violence... Mais au final, même le solitaire n'avait rien de spécial. Il cherchait seulement à manger, à survivre, comme les autres. Quoi qu'il faille faire. Peut-être même était-il prêt à tuer, lui aussi, comme les chiens ayant assassinés Wina. Tout le monde était comme ça de toute manière. Et c'était bien pour cette raison que le beauceron avait décidé de changer de comportement, de devenir comme le reste de la terre.

"Eh, on partage ? A moins que tu n'en veule un pour toi tout seul."

Il releva la tête, surprit. Wisp se tenait en face de lui, un lièvre déposé à ses pattes. Raja regarda la proie, affamé. Il aurait put accepter et partager ce repas avec le solitaire, mais il en était hors de question. Il retroussa les babines, montrant les crocs, et lâcha un grognement en se retournant et en s'enfonçant dans la forêt, abandonna le jeune chien derrière lui. Il l'aimait bien, mais il avait tout gâché. Maintenant, Wisp était un cabot comme un autre. A moins qu'il n'arrive à faire quelque chose pour se faire pardonner.
Cinq minutes plus tard, Raja état allongé par terre, près d'un petit buisson de houx, dévorant un campagnol grassouillet. Il ne sentait plus Wisp, car il avait dut beaucoup s'éloigner. Il se demanda si son camarade de route allait revenir vers lui, aujourd'hui, ou même un autre jour. Le museau plein de sang de campagnol, il écouta les alentours. Il entendait au loin des crissements de fougères, mais comment savoir s'il s'agissait d'une proie, ou bien du cabot ? A moins que finalement, Wisp soit également une proie, dans la tête du Fierce ?

Les oreilles de Raja étaient aux aguets, prête à entendre le moins petit son lui rappelant Wisp. Sa truffe aussi était en alerte, pour tenter de reconnaître une odeur quelconque. Et bien sur, ses yeux étaient eux aussi prêt à repérer le pelage brun-roux du solitaire. Le beauceron avala une bouchée, le pelage légèrement hérissé. Il n'aimait pas être prit par surprise, et refusa de l'être aujourd'hui.
Et pourtant, Wisp parvint à l'effrayer. Le jeune chien arriva par derrière, et le Fierce mit un temps avant de réaliser sa présence. Il se retourna en sursaut, les crocs découverts, mais le solitaire ne semblait ni agressif, ni même effrayé. Il avait l'air un peu... Peiné peut-être ?

"Je suis pas revenu pour me battre ou pour te dire que je déteste qu'on me fausse compagnie sans raison. Seulement je déteste rester sur un désaccord - même si ça n'en était pas vraiment un."

Raja gronda, mais sans vraiment être agressif. Il lâcha seulement un grognement d'exaspération. Wisp ne le lâcherait donc jamais avec ses grands discours et ton tempérament si bavard ?
Le beauceron donna un coup de patte dans sa proie en se levant, l'envoyant rouler au loin. Non, visiblement, le solitaire ne comptait pas le lâcher. Il allait devoir lui expliquer son histoire. Peut-être ainsi pourrait-il s'en sortir correctement, et repartir de son côté ?

"Ma mère est morte trois jours avant le Grand Grognement. Ou plutôt, elle a été sauvagement assassinée."

Il gronda, et cracha sur le côté un filet de bave. Sa queue noire fouetta l'air de rage, et sans pouvoir se contrôler, il donna un coup de griffe violent dans un petit bouquet de fougère qui s'envola. Le beauceron commença à s'acharner sur les plantes alentours, grondant, frappant, griffant, arrachant, devant le regard ébahit de Wisp. Mais au bout de quelques minutes, il finit par être épuisé, et s'affala au sol, assit, le regard éteint. Puis brusquement, après avoir reprit un peu de respiration, il rejeta sa tête en arrière, les yeux en direction du ciel, et lâcha une plainte de douleur :

"Winaaaaa tu me manques !"

Lorsqu'il n'eut pas de voix, Raja ramena la tête en avant, les oreilles couchées en arrière, la respiration rapide et le coeur battant. Il repensait à la dernière fois qu'il avait vu Wina, pendant entre les mâchoires de son assassin qui venait de lui craquer la colonne vertébrale. Elle avait hurlé à ses petits de s'enfuir, mais Raja était resté un instant figé, plongeant ses pupilles dans celles de sa mère, entrain de s'éteindre, voilées par la mort... Le beauceron en avait été choqué, pour le restant de ses jours.
Il entendit Wisp s'approcher, même s'il ne voulait pas lui parler, mais n'eu pas la force de le repousser. Si cela lui faisait plaisir de papoter pour ne rien dire, grand bien lui fasse. Raja restait seulement le regard vide, fixé sur le sol, et il entendit à peine les paroles du solitaire.

"Il y aura toujours des gens biens et des gens mauvais dans ce monde. Quelle que soit l'espèce, rien ne changera. Le monde parfait n'existe pas, chez aucun être vivant."

Le Fierce resta silencieux, même si au fond de lui, la rage le rongeait et réclamait de sortir. Certes, le monde parfait n'existait pas. Mais cela était-il juste qu'une innocente, une femelle cherchant à protéger ses chiots, soit tuée par une bande de molosses vingt fois plus forts qu'elles ? Raja avait été témoin, impuissant, il n'avait rien put faire. Mais Wina s'était sacrifié pour lui, et pou son frère. Elle avait perdu sa vie pour cela. Etait-ce cela la justice ?

"Ici, t'as le choix entre manger ou être mangé, vivre ou survivre. Je pense qu'avant le Grand Grognement, tous le monde se contentait juste de 'survivre'. Mais maintenant, on n'a plus rien à perdre à vivre, puisqu'on a approché la mort de si près. C'est pour ça que moi j'ai choisi de vivre au jour le jour, sans penser à demain, et sans regarder en arrière. Ca peut paraître dur, de juste laisser les souvenirs enfermé dans une boîte. Mais, est-ce que tu veux survivre, ou vivre ?"

Il releva la tête, les yeux pâles et vides. Wisp ne comprenait pas. Il avait été choqué, son coeur avait été meurtri de voir sa mère se faire tuer de la sorte, dans un bain de sang sans raison. Raja avait été "élevé", ou disons "forgé" par cet évènement. Il avait comprit, comme le disait le solitaire, qu'ici il fallait choisir de vivre ou de survivre. Et sa voie à lui était de survivre.

"Je survis. Je suis seul, comme toi, lança t-il d'une voix morne, mais je n'ai pas envie de laisser couler ma vie comme ça, toute seule. Je serais déjà mort sinon. J'ai été choqué, tu comprends ? Ma mère a été sauvagement assassinée pour me protéger. Dans ce monde, il faut savoir combattre pour rester en vie. Tu devrais faire attention à toi jeune chiot. Tu crois la vie trop facile, même si tu viens de me dire le contraire."

Il soupira, puis se releva, les paupières lourdes. Il avait toujours son allure supérieure, royale, mais on voyait dans ses yeux une lueur éteinte, terne. Il n'aimait pas sa vie, et craignait que Wisp ne meurt bien trop vite. Il voyait le monde comme un petit chemin fleuri. Mais il se trompait.
Tout n'était fait que de sang et de violence, et les choses et personnes que l'on pensait être biens, n'étaient en fait que des horreurs camouflées, comme tout le reste... Et ça, Raja l'avait comprit depuis le Grand Grognement...

Le Fierce était fatigué de parler avec le solitaire, en se battant avec des mots pour lui faire comprendre qu'il avait raison. Wisp semblait vouloir rester sur ses positions, mais Raja en avait connu plus que lui. Il avait assisté à des morts atroces, principalement sa mère, et avait lui-même tué d'autres chiens, et même des chats. Il doutait fortement que le chiot est un jour eu le sang d'un être vivant de sa race sur ses pattes...

"Alors, tu vis juste pour venger ta mère. Et une fois que ça sera fait, tu feras quoi ? Tu continuera ta vie d'avant, ou tu te jettera dans la grande crevasse ?"

Raja leva les yeux au ciel, en faisant crisser ses crocs. Wisp ne comprenait rien. Il était trop jeune, trop inconscient de la vie, trop non-éduqué. Il n'y connaissait rien. Savait-il seulement ce qu'était un chien violent ? Comprenait-il qu'il pouvait mourir d'un petit rien ? Sa baignade de tout à l'heure aurait put lui coûter la vie, en était-il conscient ?

"J'irais de l'avant. Et je laisserais ma vie faire de moi ce qu'elle voudra."

Il se voyait mal arrêter de vivre. Il préférait poursuivre sa petite existence, même s'il serait toujours hanté par la mort de sa mère, il le savait. Mais pour le moment, tout ce qui lui importait, c'était de venger la vie perdue de Wina, injuste soit-elle, en tuant ses assassins. Il doutait de les revoir un jour. Comment le pourrait-il ? Et puis... Serait-il réellement capable de les reconnaître ? Chaque jour il revoyait leurs yeux, leurs crocs, la moindre trace de leur pelage, mais étaient-ils seulement vivants ? Peut-être avaient-ils péris dans le Grand Grognement ? Raja ne voulait pas de ça. Il voulait les tuer lui-même, c'était son destin.

"Blood, Must Have Blood..." Murmura t-il entre ses crocs.
Le sang, par le sang. Les assassins couraient peut-être encore dehors, alors que sa mère avait perdu son âme.
La vie était injuste.
Trop injuste.