Il fallait être fou pour venir ici. C'était tout du moins ce qu'aurait pu penser n'importe quel chien avec un tant soit peu d'intelligence et d'instinct de survie. Mais Silent Requiem n'était pas le genre de chienne qui aimait se tourner les pattes en attendant que le monde s'écroule tout autour d'elle dans un second terrible grognement. Alors, après avoir mangé quelques restes sur une carcasse de raton laveur qu'elle avait eu la chance de trouver au détour d'une ruelle vide de la ville, la belle avait décidé de faire une petite balade digestive. Bien qu'il n'y ait pas eu grand-chose à digérer en fin de compte. Longtemps, elle avait marché sans chercher à s'arrêter et sans réellement savoir où elle pourrait aller, mais, elle avait suivi le peu d'instinct qu'elle avait conservé et elle s'était retrouvée face à une grande étendue d'eau salée. Elle n'y avait pas goûté, parce qu'elle la connaissait cette eau. C'était celle qui avait toujours existé non loin de sa ville natale. Alors, le lac était aussi grand que ça ?

Elle était restée là un très long moment, songeant à son enfance et aux souvenirs qui lui revenaient en mémoire. Comment allaient ses parents ? Comment allait la ferme dans laquelle ils vivaient tous ? Est-ce qu'il y avait encore des humains de l'autre côté de l'eau ? Elle l'espérait silencieusement, priant pour que toute sa famille aille bien. Puis, son regard se perdit dans l'horizon et pendant encore un bon moment, elle ne bougea pas, solidement campée sur ses membres, comme si elle attendait désespérément un miracle.

Pourtant, la réalité la rappela et le soleil de l'après-midi vint apporter une grosse chaleur avec lui. La chienne n'était pas vraiment habituée à ce genre de temps, préférant de loin l'humidité de son Ecosse natale. Il lui fallait se trouver un abri pour se reposer l'espace d'un temps sans avoir à craindre qu'un autre chien ne vienne l'importuner et lui chiper sa place. Son salut prit la forme d'une grotte, dont l'entrée était encore quasiment masquée par la marée. Il lui fallut attendre quelques minutes encore, puis, elle se hissa par l'embrasure naturelle et lentement, elle avança dans ce lieu sombre et frais. Ça sentait le sel, très fort. Tellement fort qu'elle éternua. Il lui fallait faire attention au sol qui, encore humide, restait glissant. Elle ne voulait pas prendre le risque de se blesser bêtement dans un monde où il n'y avait plus de drôle d'humain tout en blanc pour la soigner.
Elle avança jusqu'à une petite alcôve tout juste à sa taille et qui semblait moins dangereuse que le reste des lieux et elle se nicha là, se roulant en boule cachant ses yeux avec l'une de ses pattes et attendant simplement que le temps ne passe. Le bruit de la mer qui, lentement reculait pour laisser davantage de place à la terre la berça lentement jusqu'à ce qu'elle rejoigne doucement ses rêves de moutons et de gloire.

Elle était là dans cette prairie sans fin. C'était un océan de verdure qui se dessinait sous ses yeux et elle adorait la sensation des herbes hautes qui venaient frôler ses pattes, comme d'invisibles caresses de bienvenue. Le vent, doux et frais parcourait l'endroit venant épouser les formes de son corps, comme pour l'accueillir également. Le lieu était simple, mais chaleureux et ici plus qu'ailleurs, elle se sentait à son aise. Un aboiement grave et puissant lui fit tourner la tête ; c'était son père qui l'appelait. Sa mère se trouvait un peu plus loin légèrement en retrait et elle voyait d'autres chiens se rassembler autour de celui qui avait toujours été le leader de cette petite famille. C'était son père qui donnait les ordres quand il fallait guider un troupeau et le rentrer. C'était aussi son père qui prenait la tête du groupe lors des grandes chasses organisées par les hommes. Il faut dire que c'était un mâle vaillant et courageux qui n'avait peur de rien et qui savait revigorer les siens quand c'était nécessaire. Silent Requiem avait toujours admiré la façon qu'il avait de guider les autres, mais aussi de les épauler. Comme un père.

Ses rêves s'arrêtèrent nettement, brusquement, comme si la réalité jouait des coudes pour la submerger et lui rappeler combien sa vie devenait dangereuse maintenant qu'elle avait quitté les siens. Elle se réveilla donc, mais ne bougea pas d'un pouce. Il y avait une drôle d'odeur qui flottait dans l'air et ce n'était pas celle du sel. La chienne ne mit pas longtemps avant de réaliser qu'elle n'était plus seule dans cette cachette qu'elle aurait voulu secrète et, d'après les fragrances de l'odeur, l'autre faisait très probablement partie d'une des meutes de chiens errants qui vivaient aux alentours. Elle se retint de grogner. Elle n'avait rien à reprocher aux meutes pour le moment, mais elle était loin de vouloir se laisser enrôler de force par un chien idiot qui avait avalé les paroles d'un gourou. Car les leaders n'étaient rien que des gourous à ses yeux. Ils n'avaient rien de comparable à son père, par exemple.

Elle se redressa en entendant l'autre parlé et, toujours couchée, les pattes croisées devant elle, Silent Requiem se permit de le jauger. Il semblait jeune. Et était excessivement maigre. Elle savait que ce genre de chiens étaient chose courante dans certains lieux, mais c'était la première fois qu'elle en rencontrait un, en fait. Elle n'aimait pas la façon dont elle voyait ses côtes ; elle avait l'impression d'avoir en face d'elle un animal mourant. Pourtant, il semblait en bonne santé et, son pelage sablé indiquait également qu'il se portait bien -tout du moins, vu les circonstances. Elle réprima un bâillement et, comme elle était quelqu'un de poli, elle se décida à répondre ;

" Bonjour. Depuis quand suis-je la propriété d'un autre chien ? "

La belle n'avait jamais été capable de faire dans la dentelle. Elle était parfois beaucoup trop franche et beaucoup trop directe dans sa façon de parler, il fallait simplement espérer que l'autre ne s'emporte pas facilement...