J'avais décidé aujourd'hui d'aller me balader un peu dans les champs. Seul, comme à mon habitude. Pourquoi m'encombrer d'autres chiens de ma meute, tous des fardeaux pour la chasse, incapables de se taire, et donc ne me laissant pas réfléchir en solitaire à mes soucis et à mes souvenirs. J'aimais ma meute, certes, mais je préférais encore plus ma solitude, tout en restant leur Bêta. C'était peut-être bizarre, mais c'était ma façon de procéder.
A peine entré dans les champs, une petite forme brune fonça dans ma direction. Je reconnus l'odeur alléchante d'un campagnol, et me mit aussitôt en position de chasse, pour tuer cette proie dont je pourrais me délecter. Mes griffes fusèrent, et le sang chaud du rongeur se répendit aussitôt sur mon pelage noir. Je fis une légère grimace, car je n'aimais pas porter du sang sur moi. J'étais parfois violent, certes, mais ce liquide rouge me répugnait dans certains cas.
Je m'apprêtais à manger ma proie, lorsque ma truffe détecta l'odeur d'un autre chien. Leashed, d'après l'effluve. J'avançais d'un pas, puis de deux, dans la direction de l'odeur. Cet inconnu ne me faisait pas peur, et je n'hésitais jamais à aller croiser la route d'un autre chien, quel qu'il soit. Ma peur ne grandit pas d'ailleurs, lorsque je vis la tête du cabot. Un jeune, surement, pas très grand ni très gros. Avec une petite tête sympathique.
Je vis dans ses yeux son air un peu dépité, et compris que la proie que je tenais dans la gueule devait être sa cible, qu'il avait raté. Je réfléchis un instant, avant de la lancer dans sa direction, en lui lançant, sur un ton neutre :

"C'est à toi non, je me trompe ?"

Ma voix était toujours aussi aigue que d'habitude, mais bizarrement, dans ce cas-là, cela ne me gênait pas. Ce Leashed n'avait pas l'air bien méchant, il ne se moquerait surement pas de moi. J'inclinais la tête sur le côté, en attente d'une quelconque réponse à mon présent. Les Fierce était en guerre avec les Wild, pas avec les Leashed. Je pouvais donc me lier d'amitié avec lui sans soucis. Et ce serait même d'ailleurs par la suite, peut-être, un allié potentiel...
Oui, c'était un bon plan.

Le cabot, qui avait à peut prêt mon âge, m'observa avec joie. Je voyais dans ses yeux un petit éclat heureux. Depuis quand n'avait-il pas mangé ? Les Leashed ne se nourrissaient donc pas ? Je ne connaissais pas bien cette meute, mais il me semblait qu'ils ne possédaient pas de rangs, ni même de chefs. Ils s'aidaient simplement les uns les autres, plaisantaient, riaient... Mais voilà à quoi ils en arrivaient ensuite. La nourriture devait leur manquer. Et puis il fallait être assez idiot pour rater un campagnol que je n'avais eu aucune difficulté à attraper.

"À moi, en quelque sorte, mais merci !"

J'hochais la tête en signe de "de rien", et le regardais prendre une grosse bouchée de sa, ou devrais-je dire ma, proie. Je regrettais aussitôt de la lui avoir donnée. Mon estomac gargouillait, je n'avais pas mangé depuis quelques heures à peine, mais c'était déjà beaucoup pour moi.

"Au fait, moi c'est Jesav, et toi ?"

Jesav... C'était un nom assez étrange. Mais de toute manière, tous les Leashed avaient des noms étranges. Je n'aimais pas spécialement cette meute, mais en ce moment, avec les tensions actuelles envers les Wild, mon seul espoir de gagner des alliés, ce sont bien eux.
Mon derrière se posa par terre, et je continuais de regarder Jesav qui mâchait lentement sa part de gibier. Mon regard avide se posa sur le campagnol, et j'aboyais, sans lever les yeux :

"Raja. Bêta de la Meute Fierce."

Je ne savais pas s'il comprenait ce qu'était un Bêta. Une fois, il y a peu de temps, j'avais rencontré un jeune solitaire du nom de Wisp. Je ne lui avait jamais posé la question, mais je m'étais tout de suite douté qu'il ne connaissait rien aux grades des meutes. Mais Jesav, en tant que Leashed, devait en savoir un minimum, non ?

"T'as finis de manger ? Passe-moi un morceau."

Je me fichais de mon impolitesse. J'avais faim, et c'était moi qui avais attrapé cette proie. J'avais le droit d'en réclamer ma part. Et puis pour nous, les Fierce, la politesse n'était qu'un minuscule point sur notre toile de caractère...

Jesav ne sembla pas hésiter, et m'envoya la proie. Je dévisageais un moment ce bon gibier, mais ne voulais pas sauter dessus comme un affamé. Je me contentais donc dans un premier temps de l'observer. Elle était entamée, ce qui laissait voir une partie de ses os et entrailles, ainsi que son sang qui s'écoulait contre le sol, et m'enivrais presque. J'aimais cette odeur, qui signifiait une blessure ou même la mort, et donc la satisfaction d'avoir assassiné une proie, qui pourra ensuite me nourrir.
Je mordais dans ma proie avec appétit, lorsque le Leashed me posa une petite question, qui me prit un peu de cours.

"C'est bien la première fois que je rencontre un Fierce. Vous êtes tous comme ça dans votre meute ? J'veux dire, tous aussi directs ?"

Mais ne voulant pas montrer mon interrogation à propos de sa question, je me contentais de terminer la proie, de nettoyer la carcasse, puis de me redresser, le dos bien droit, et de lui répondre de ma voix toujours aussi aiguë que quotidiennement :

"Les Fierce sont considérés comme violents. Et directs, oui. Forts. Et non faibles comme les Wilds."

Je grondais, défendant les caractéristiques de ma meute, puis tout en me léchant le museau pour retirer le sang qui s'y tenait encore, rajoutais :

"Et vous les Leashed, vous servez à quoi ?"

"Boh, tu sais, j'suis pas vraiment un Leashed."

Sa réponse m'étonna un peu. Il sentait le Leashed a plein museau, je l'avais comprit au moment même où mon regard avait croisé le sien. Il puait cette odeur répugnante d'une autre meute que la mienne. Mais fort heureusement pour lui, il n'était déjà pas un Wild. C'était un énorme progrès pour sa survie future.
Il s'étira, en baillant presque, ce qui me donna moi aussi envie de bailler. Vous savez ce que c'est de voir quelqu'un bailler, puis de vouloir bailler aussi...etc etc etc. Sans m'éterniser là-dessus, je retins mon bâillement avec un gros effort, ne désirant pas montrer mon ennui, pouvant aussi s'apparenter à de la fatigue. Mais les Fierce n'étaient jamais fatigués.

"J'suis arrivé y'a pas longtemps, et j'ai une âme vagabonde. Mais je crois qu'ils veulent le retour des humains. Et la paix."

Le retour des humains... Je n'avais jamais connu de bipèdes, qui se serait occupé de moi, m'aurait nourri, et aurait sut protéger ma mère de la mort atroce qu'elle avait subit. Les humains et moi n'étaient pas une grande histoire d'amour, loin de là. Je me passais bien de leur compagnie. Mais j'avais entendu dire, par des rumeurs de Fierce, que les Leashed désiraient voir le retour des hommes à tout prix. Jesav le voulait-il également ?

"Perso je m'en fous un peu, mon humain est mort depuis longtemps. J'l'aimais bien."

Voilà qui répondais à ma question. Et en plus, je venais d'apprendre qu'il était un ancien chien domestique. Avec un humain comme maître. Berk. Ses grosses mains devaient se poser sur sa tête et son dos en permanence. Des "caresses", ils appelaient ça.
J'aimais bien la façon de parler de ce chien. Simple, mais sympathique, sans pour autant montrer une énorme affection. Je trouvais ça... Cool. Pas plus que ça, seulement cool.

"Moi j'aime pas trop les humains. Mais s'ils reviennent, ça mettra peut-être fin à certaines meutes. Les plus faibles. Et les plus indésirables."

Je rabattis mes oreilles en arrière, le poil hérissé en pensant à Duc et Fidji et tous les autres Wild que j'avais croisé dans ma petite vie de Fierce. Cette meute, je ne pouvais décidément pas me la voir.

"Pourquoi t'as rejoins les Leashed ? Pourquoi t'es pas venu chez nous, chez les Fierce ? Tu y serais bien accueilli pour mettre une bonne raclée aux Wild. Et puis tu serais nourris à ta faim. Et protégé."

"Comment dire... Je n'aime pas la hiérarchie. Je je supporte pas d'avoir un supérieur. Rien contre toi, hein. C'est juste que j'aime pas devoir obéir."

Je grondais doucement, malgré moi. Si les principes de hiérarchie n'existaient pas, comment ferions-nous pour bien fonctionner ? Tout le monde partirait où bon lui semble, et ce serait une panique fourbe. Je détestais l'idée de ne plus diriger d'autres cabots. J'étais Bêta, et un jour je deviendrais Alpha, j'en étais certain jusqu'au bout de mes cordes vocales défoncées.

"Et j'aime ma liberté."

Sa liberté, il l'aurait également en tant que Fierce. Pas autant que dans sa meute actuelle, c'est vrai, mais tout de même, il serait encore libre de ses mouvements.
Malheureusement, je savais bien au fond de moi que ce que mes propos étaient faux. J'étais supérieur à lui, et s'il rejoignait les Fierce je serais dans l'obligation de le commander, il n'avait pas tord. Mais moi, j'adorais. Avoir mon sort entre mes pattes, et pas dans celles d'un autre. Certes, il restait encore Asphalion, mais j'étais encore responsable de mes actes et paroles, ce qui restait tout de même une preuve de ma liberté, au sein même de ma meute.

"La liberté est importante, mais qu'en diras-tu lorsque tu seras mort ? Les Fierce se protègent les uns les autres grâce à leur force. Les Leashed, eux, sont à la portée des dangers. Imagine qu'actuellement, j'avais voulu te sauter dessus pour te trancher la gorge ? Plus de la moitié des Fierce l'aurait fait tu sais."

C'était la vérité. J'aurais put le faire aussi, mais ce petit Jesav me semblait sympathique. Et puis j'avais décidé en ce moment de déchainer ma colère sur les Wilds, seulement sur eux. Les Leashed, je n'en avais rien à faire.
Mais si Jesav avait croisé un autre Fierce que moi... Je l'aurais peut-être rencontré un jour, oui, en tant que cadavre...

Jesav ne sembla pas pour autant convaincu par mes arguments. Visiblement, sa liberté lui importait presque plus que sa vie, un principe que je ne comprenais pas vraiment. Certes, je n'aimais pas moi non plus me faire diriger par un autre cabot que moi. Cependant, en tant que Bêta, je n'avais pas un grand besoin de me soucier de cela. Mais ce chien, si jamais il rejoignait les Fierce, ne verrait pas cela du même point de vue que moi. Il ne serait qu'un combattant, un guerrier, un canidé parmi les autres, noyé dans les foules, et obligé d'obéir à mes ordres et à ceux d'Asphalion. Et ça n'allait pas lui plaire.

"Tu sais, ma liberté est pour moi ce que ta meute est pour toi. Et ce que tu me dis la me fait penser à une phrase qu'on m'a souvent répéter dans ma jeunesse ; vivre libre ou mourir. Alors je sais que je suis inconscient, en danger, mais je vis comme ça depuis toujours."

C'était vrai. Terriblement vrai. Mais chacun son point de vue. Les Leashed n'étaient pas pour moi une protection fiable. Loin de là. Mais les Fierce, l'étaient-ils vraiment ? D'après mon propre regard, oui, mais peut-être que je me trompais. Peut-être qu'un jour ils se retourneraient contre moi pour me virer de mon grade ? Peut-être que je me ferais tuer lors d'un assassinat nocturne, ou même par une bête extérieure car mes camarades de meute ne m'auraient pas protégés suffisamment ? Je savais me défendre seul, mais qu'en serait-il face à un cheval ou une bande de loup ? Ou un trio de chiens, comme ceux qui avaient tués ma mère ?

"Mourir plutôt qu'obéir."

Sa phrase me ramena à la réalité, et je remuais doucement la tête, la truffe plissée. Non, ses idéologies étaient mauvaises. S'il était seul, il mourrait. Je le pouvais aussi, mais j'avais plus de chance de rester en vie en restant au sein d'une meute solide comme les Fierce. Tous les tueurs qui m'entouraient obéissaient à Asphalion, et aucun de souhaitait être chassé de la meute après m'avoir tué. Et l'Alpha ne donnerait pas l'ordre de m'assassiner. Il m'aimait bien.

"Si tu restes figé sur cette idée que tu as du mot "obéir", tu finiras bientôt en carcasse, bouffé par je ne sais quel danger. Mais de toute manière, si tu venais dans les Fierce, je crois bien que tu te ferais chambouler. Tu es sympathique, mais si tu ne supportes pas de te faire commander, tu finirais par te rebeller, ce que certains chiens n'apprécieraient pas du tout. Les Leashed m'ont l'air d'être ta meilleure protection."

Je souriais, d'un sourire qui dévoila mes crocs. J'avais une voix aiguë, très laide, à cause de mes satanées cordes vocales, mais je pouvais tout de même rendre mes paroles effrayantes lorsque je le voulais. Je savais mettre en garde des chiens, des chiens que j'aimais bien, tels que Wisp ou ce Jesav. 


"Prends garde à toi mon petit... La Mort guette tout le monde, de tous les côtés..."

Les jeunes chiens étaient toujours idiots. Ou immatures. Ou inconscients. Cela dépendait du caractère et de la manière dont ils avaient été éduqués. Je n'étais moi-même pas très âgé, mais je m'étais forgé une intelligence digne de ce nom grâce à mon passé, à tous mes périples, et à ce que j'avais dut affronter au fil des jours. 
Jesav lui, était intelligent également. Mais d'une autre manière que la mienne. Il désirait sa survie, comme moi, comme tous les autres, mais refusait pour cela d'être commandé, de se plier à la direction d'un autre chien. Quelque part, s'en était pareil pour moi, mais d'un autre côté, j'acceptais en partie qu'Aphalion me donne des ordres. J'y étais obligé de toute manière, car si je me rebellais maintenant, je risquais la perte de mon grade dans la meute. Ce que je ne voulais absolument pas.

"Je l'ai vu, la Mort. Je l'ai regardé droit dans les yeux et je lui ai sourit. La Mort me déteste."

Ha il l'avait vu. Moi aussi je l'avais vu. Devant mes yeux de chiots. Plusieurs fois même. Je l'avais vu emporter des êtres chers. Je l'avais vu tenter de m'avoir moi, même si je lui avais échappé. Je l'avais vu en lui offrant des proies, des chiens. Et ce Jesav, aussi jeune soit-il, l'avait vu aussi. 
Il souriait, me dévoilant ses crocs, et je ne put m'empêcher de sourire à mon tour. Nous étions pareils au fond. Deux chiens tentant de survivre, et ayant déjà affronté la mort. Et pourtant nous étions différents. C'était un mélange. Un très beau mélange d'ailleurs.

"Bon, lançais-je en regardant le ciel, il va falloir que je file. Tu me plais bien petit, je me rappellerais de ne pas te faire de mal si l'on se croise lors d'une bagarre. J'espère bien te revoir d'ici-là, pacifiquement. Et si un jour tu changes d'avis, et que tu veux bien rejoindre les Fierce, je me ferais un plaisir de t'y faire entrer."

Je le saluais d'un mouvement de tête pacifique, avant de me détourner pour disparaître dans les buissons, en direction de ma meute. Ce chien me plaisait bien, je pourrais en tirer quelque chose, peut-être. Il fallait vraiment que je le retrouve une fois prochaine. 
Et que je l'incite à me suivre.
Chez les Fierce.

|Fin du coup ? J'ai un peu bouclé sans te demander, désolé ^^'|