« Tout s'est déroulé en quelques secondes à peine. J'étais, comme à mon habitude, allongée au pied du canapé, dans la maison de mon maître, un Deux-Pattes patient qui se pliait à la plupart de mes volontés, non sans une bonne poigne d'autorité. Il était là, debout, devant un meuble à rayonnages dans lequel étaient rangés des assemblages de feuilles, sur lesquelles étaient imprimés des caractères noirs, qu'il lui arrivait d'ouvrir et de parcourir des heures durant. C'était un Deux-Pattes amical, bien que souvent dans la lune. Ce qui expliquait pourquoi il ne s'est pas rendu compte que quelque chose se déroulait ; quelque chose de mauvais.
Soudainement, le sol s'est mis à trembler. Ce n'était pas imperceptible ; j'ai relevé la tête, intriguée. Qu'est-ce que c'était que cela ? Même les boîtes mobiles des deux autres Deux Pattes ne faisaient pas autant de raffut, ne faisaient pas trembler le sol de leurs puissants grondements.
Voyant que tout cela ne cessait pas, et ne faisait même qu'empirer, je me suis dressée violemment sur mes pattes et ai commencé à aboyer. J'ai entendu, au-delà des cloisons de verre dans les murs, d'autres chiens faire de même, dans les maisons voisines. Nous avions perçu quelque chose de grave, alors pourquoi nos Deux-Pattes n'avaient pas l'air affolés ?
Le mien s'est retourné vers moi, avec un sourire bienveillant sur le visage. Je l'ai dévisagé avec curiosité et un soupçon de peur, je dois bien le reconnaître. Et alors qu'il ouvrait sa gueule sans poils pour me dire quelque chose, une nouvelle secousse, bien plus violente que les autres, a ébranlé le sol. Les parois de verres se sont fissurées, et ont explosé, projetant des gerbes de matériaux coupants par terre et dans mon pelage. Les meubles se sont renversés, comme le grand mobilier à rayonnages qui s'est écroulé sur mon Deux-Pattes. De la poussière s'est infiltrée par le trou béant dans le mur. Au loin, des chiens hurlaient, en proie à la panique. Puis, tout cela s'est arrêté, aussi vite que cela est venu.
J'ai couru appuyer mes pattes sur le mur, debout sur le canapé, pour essayer de voir ce qu'il se passer au-dehors. Mon Deux-Pattes me l'avait toujours interdit, mais je n'ai pas jugé sa défense importante à ce moment-là. Les routes de bitume, là où circulaient habituellement les boîtes mobiles, dont certaines renversées, étaient fissurées. Haletante, j'ai vu comme certaines toitures des maisons en face de la nôtre s'étaient effondrées sur les murs. J'ai entendu des chiens pleurer, et même des griffeurs feuler, cracher. Je n'ai jamais aimé ces bêtes-là, mais j'ai tout de même partagé leur peine quelques instants. Mes pensées se sont ensuite dirigées vers mon Deux-Pattes, toujours écrasé par le grand meuble de bois. Il ne remuait plus du tout. Son bras dépassait, et c'était tout ce que j'ai pu voir de lui.
J'ai couvert de coups de langue son bras, espérant une réaction. J'ai aboyé, gémi, j'en suis même venue à prier pour qu'un miracle venant des chiens de Là-Haut intervienne. J'ai imploré toutes les forces que je connaissais pour aider mon Deux-Pattes. Mais il était immobile, imperturbable, plongé dans un sommeil éternel. Non, c'était impossible ! Il ne pouvait pas m'avoir laissée seule, à la merci des autres! Je n'ai jamais eu aucun instinct sauvage, j'ai toujours été une chienne domestique, comment me débrouillerais-je sans lui, dans la nature ?
Mais finalement, j'ai compris que mes cris et mes plaintes ne serviraient à rien. Qu'il était parti. Qu'il s'était endormi, presque paisiblement.
Que j'étais seule.
En luttant contre les sanglots qui menaçaient d'éclater dans ma gorge, j'ai grimpé sur le canapé et regardé au-dehors à nouveau. Le monde avait été dévasté en une dizaine de secondes à peine, ma vie aussi. Mon confort, mon quotidien était révolu. Je me suis retournée une dernière fois vers le salon en ruines, vers mon panier douillet, vers ma gamelle à peine vidée, et enfin vers le cadavre de mon maître, celui qui m'avait aimée, celui qui m'avait accueillie sous son toit, celui qui m'avait nourrie, celui que j'avais chéri en retour.
Et j'ai sauté dans la nature.


Mes débuts ont été difficiles. J'ai fait quelques pas sur la route défoncée, les yeux exorbités. Le ciel était bleu, mais les oiseaux avaient disparu. Il faisait chaud, mais le paysage autour était froid. Toute vie semblait avoir été annihilée, hormis les hurlements des animaux tout autour de moi. Ces quelques instants d'hébétude ont été mes seuls, car j'ai très vite réalisé que ma première préoccupation dans ce monde hostile serait de trouver de quoi me nourrir, un lieu où passer la nuit. Je n'ai pas tout de suite pensé à intégrer une meute ; cette idée m'est venue plus tard, lorsque j'ai réalisé que je tiendrais jamais dans ce monde-là seule.
Je me suis vite dirigée vers le Centre Commercial, convaincue que d'autres auraient la même idée que moi, et que cet endroit serait rapidement pris d'assaut. Aussi, si j'étais la première à y aller, j'aurais tout intérêt à y faire des réserves.
Le périple dans la ville figée dans le temps a été rendu difficile par les poteaux et leurs serpents noires qui s'étaient effondrés sur la chaussée. J'ai dû sauter par-dessus des flaques qui touchaient ces serpents meurtriers pour ne pas mourir. Finalement, j'ai aperçu les murs imposants du Centre Commercial. Il ne semblait pas trop amoché, mais il grouillait de Deux-Pattes. Certains avaient survécu, alors ! Ils allaient m'aider !
Folle de joie, je suis allée à leur rencontre, agitant la queue, la langue sortie. Mais ils m'ont chassée de plusieurs coups de pattes, me faisant comprendre qu'ils ne voulaient pas que je traîne parmi eux. Profondément déçue, je me suis éloignée. Évidemment, ils devaient avoir des préoccupations supérieures qu'un chien égaré. Pourtant, je pensais leur espèce différente. Accueillante. M'étais-je trompée ?
Derrière l'entrée principale se trouvaient ce que mon Deux-Pattes appelait des poubelles. J'avais fermement refusé de m'y plonger, même lorsque j'étais affamée, pour la simple et bonne raison que, étant chiot, j'avais trouvé un vieux griffeur dedans, peu ravi qu'on vienne le troubler, et qui m'avait donné plusieurs violents coups de griffes au museau, origine de mes deux cicatrices sur la truffe. Pourtant, là, je n'avais pas du tout le choix. C'était soit ça, soit mourir de faim. Alors j'ai plongé. La puanteur était indescriptible. Honnêtement, je n'avais jamais senti chose pareille. Les ordures, qui empestaient la moisissure, couvraient toutes les autres odeurs. Malgré tout, j'ai trouvé un énorme steak, presque entier. J'ai jubilé : il n'était même pas avarié ! Je l'ai tiré hors de la poubelle, ce qui a été un exercice difficile, puisqu'il était presque aussi grand que moi. Là, dans la ruelle sombre, j'ai commencé mon repas. J'avais tellement faim que je n'ai même pas prêté attention au goût infect de la viande. Soudain, une voix, tout droit sortie de la pénombre, m'a tirée de mon régal. C'était un chien, plus grand, plus musclé et plus massif que moi. Son odeur portait celle d'autres chiens : il faisait partie d'une meute. Il m'a demandé où j'avais trouvé ce steak, et je lui ai répondu innocemment que je l'avais déniché dans la poubelle. S'il m'attaquait, il aurait largement l'avantage, et pourrait me faire très mal, voire pire. Il m'a expliqué que notre terre venait de subir le Grand Grognement, que la plupart des Deux-Pattes avaient péri et que les autres auraient beaucoup de choses à gérer plutôt que nous, alors notre union ferait la force. Il m'a dit qu'il faisait partie d'une meute, les Wild. Que je pouvais la rejoindre. Qu'il m'y invitait. Que j'avais un bon flair pour avoir trouvé ce gros morceau de viande. J'ai réfléchi quelques secondes, pesant le pour et le contre de cette opportunité. Et, voyant qu'il y avait plus d'aspects positifs que négatifs, j'ai accepté.

Je suis devenue une des leurs.
Je suis, désormais, une Wild.
Je ne suis plus Khaleesi, la chienne domestique, confortablement installée dans son canapé auprès de la cheminée et de son Deux-Pattes dont je dépendais.
Je suis Khaleesi la sauvage, celle qui court dans le vent, celle qui aboie après le destin, celle qui gronde à la nostalgie du passé, celle qui traque les proies, celle qui est tout avec sa meute, et rien sans elle.
J'ai gagné. Le Grand Grondement a perdu.
Je suis une Chasseuse des Wild.
Je suis Khaleesi.
Je suis libre.

Ainsi s'achève mon passé.
À vous d'écrire mon futur. »