Un attroupement de chien s'était formé sur cette grande place qui semblait être le centre de leur territoire, le lieu où les Leashed se réunissaient. Je ne savais comment interpréter la proposition de Farren et ma venue dans ce drôle de groupe solidaire. Une chose était sûre, c'est que j'allais devoir faire connaissance avec ces têtes-là, qui, pour la plupart, m'observait, un mélange d'intérêt et de surprise dans les yeux. Ils passaient tout près de moi, me reniflaient, me fixaient, comme on aurait fait avec une nouvelle. Eh bien, techniquement, c'était le cas. J'étais nouvelle. Et j'allais devoir leur faire face. C'étaient, après tout, mes nouveaux camarades, et il n'était pas question que je leur donne, au début, une autre version que le vrai moi. Ils allaient devoir me supporter telle que j'étais, alors autant leur montrer la réalité.

Je savais que les événements s'étaient entrechoqués et précipités ces temps-ci, mais ce n'était tout de même pas le temps de craquer devant tous ces nouveaux chiens. Alors je me contentais de les observer en retour, les renifler, tout en gardant la tête assez haute, bref leur montrer que malgré mon jeune âge et ma petite taille, j'étais quelqu'un qui ne se laisserait pas marcher sur les pattes, même s'ils sont sympas. Cela me prit plusieurs minutes. Jusqu'à ce que je sois frappée de plein fouet par une odeur.

Cette odeur. Elle était entêtante et me rappelait quelque chose. Je n'arrivais toutefois pas à cerner quoi, et cela me mettait en colère. Or, je la connaissais, car elle m'étais familière. Je ne sais pas en quoi, mais je l'avais croisée plusieurs fois dans ma vie : je l'avais même côtoyé, il y a très, très longtemps... Je ne pus m'empêcher de chercher d'où venait cette odeur.

Je tentai de me redresser un peu plus, afin de chercher d'où venait l'odeur. C'était inutile, car elle était légèrement plus forte et je savais qu'il se rapprochait. Et grand comme il était, je savais qu'il était inutile de me lever sur mes deux pattes arrières. Grand ? Comment je le sais ? Je ne l'ai même pas encore vu ! Le fait que je me souvienne de ce détail me troubla grandement. Je le connaissais. Je savais un peu à quoi m'attendre. Pourquoi ? Je l'avais croisé. J'avais peut-être même vécu une partie de ma vie avec lui. Mais laquelle ? Cette odeur... Il venait peut-être du même éleveur... Celui que j'avais quitté jeune. Voilà pourquoi mes souvenirs de cette époque sont si flous.

Je le vis après quelques instants, quelques instants où les chiens, ayant satisfaits leur curiosité, s'égarait peu à peu et me laissaient respirer librement. Il n'en restaient plus que quelques-uns lorsque j'osai croiser son regard. Regard qui m'offrit une telle vague de souvenir que cela me coupa le souffle. La chaleur... Les douces voix... Les pattes qui me tenaient contre une fourrure chaude... Il était grand, très grand, trop grand pour un berger allemand. Et ma petite griffe me disait qu'il n'était peut-être pas pure race. Mais encore une fois, comment je peux le savoir ? Je viens de le croiser maintenant, mais... mais... Je suis persuadée de l'avoir vu d'autres fois. C'est sûr ! Alors je ne pus m'empêcher d'avancer de quelques pas vers lui. Malgré le fait qu'il me dépasse de plusieurs dizaines de centimètres, différence frappante, il me ressemblait à beaucoup d'égards: ce dos droit, ces pattes arrières droites... Bon sang ! Il n'y avait que mon ancien élevage qui voyait des chiens pareil naître.

Alors j'ouvris la gueule. Je ne pouvais m'empêcher, presque tout autour de nous avait disparu ; je ne voyais que lui. Lui qui était tout autant désemparé que moi, et je lisais toute sorte d'émotions dans ses yeux.

« On se connaît, n'est-ce pas ? »

Il ne me répondit rien, cependant je savais, je le sentais qu'une bataille faisait rage en lui. Je ne savais pas ce qu'il pensait de moi, mais cela semblait être très, très important et... de toute évidence, émotif. Face à moi, celle qui aurait dû être une inconnue qui venait tout juste d'arriver, qui portait pourtant une odeur très familière... Ça donnait de quoi être ébranlé, aussi le laissai-je dans sa réaction, n'osant pas précipiter les choses. Soudain, il se pencha et, sans garde, lécha dans un geste qui se voulait affectueux mon museau, puis mon visage. Ça y est, je ne savais plus comment réagir. Cela faisait une éternité... Euh, depuis le Grand Grognement, à vrai dire, que je n'avais pas eu de signe de tendresse pareil. Je devais m'en inquiéter, ou, au contraire, m'en rasséréner ?

Alors seulement, quand je le vis repenser à quelque chose, je ne pus m'empêcher de poser la question qui me brûlait la langue.

« D'où viens-tu ? »

Aucune gêne ne se pressentait dans ma voix, je devais en avoir le cœur net et décidément tous les moyens étaient bon pour cela. Cette odeur je la connaissais peut-être, oui mais elle venait d'un lieu particulier. Chaque odeur est unique, c'est pour ça que d'un côté, j'étais presque sûre de ne pas me tromper. Il pouvait me dire un nom, un endroit, ou simplement une direction, et tous mes souvenirs reviendraient... ou pas. Je voulais savoir...

Et soudain, un souvenir me frappa de plein fouet. Son nom.

« Akae. » soufflai-je, moi-même étonnée de m'en rappeler.

Je ne savais même pas qu'il portait ce nom. Mais nous étions reliés, d'une façon ou d'une autre. Sinon... comment expliquer ce cœur qui bat la chamade, cette impression de déjà-vu à chaque fois que j'osais le regarder dans les yeux ?