Ma truffe s'abaissa au sol et se colla contre le sol froid. Un frisson me parcourut l'échine, et je laissai échapper un grognement. Depuis qu'il y avait eut ce Grand Grognement, tout avait changé. Et je n'étais pas sûre d'apprécier ces changements. À date, le destin s'acharnait sur moi. Mes humains disparaissaient sans laisser de trace - comme tous les autres d'ailleurs - la ville se retrouvait peupler de dangers de toute sorte, et les bâtiments risquaient à tout moment de s'effondrer complètement. Je ne savais plus comment me retrouver dans ce nouveau monde, et cela me rendait nerveuse, plus que jamais je ne l'avais été auparavant. Moi qui est d'une race toujours sur ses gardes, il y a bien des choses que je ne retiens pas de mes ancêtres... Je secouai ma tête. Ce n'était pas important. L'important, c'était de trouver quelque chose à manger, et vite. Parce que j'avais faim. Ça, c'était une autre paire de manche. Trouver quelque chose de comestible. Je ne savais pas chasser, et je n'avais jamais été une voleuse hors pair...

Un bruit. Je me paralysai. Une odeur me parvint aux narines. Il y avait quelqu'un d'autre. Un autre chien. Je parvins enfin à faire volte-face. Comment ne l'avais-je pas vu venir ? Bon sang, Gala, t'aurais pu mieux te concentrer... Je me mis en garde, prête à lâcher l'une de ces répliques dont je connaissais le secret.

« J'aurais cru que le point fort des lévriers n'étaient pas la surprise, mais la course. »

Je n'avais que rarement croisé des chiens comme lui, si bien que je ne pus m'empêcher d'être véritablement surprise. Je ne savais quelle posture adopter: ennemi, ami ou neutre ?

Je remarquai que le chien inconnu était monté sur une table, et que le bruit que j'avais entendu n'était autre qu'une conserve tombée par terre. Il descendit pour être à ma hauteur. Enfin, "hauteur" était un grand mot, car même face à moi, sur le même sol, il faisait beaucoup de centimètres de plus que moi... Raison de plus pour ne pas se laisser démonter. S'il voulait me montrer qui était le chef ici, il allait être servi. Mais pour l'instant, il semblait seulement être sur ses gardes, comme moi. Comme tous les chiens de nos jours, suite au Grand Grognement. Nerveux à la moindre ombre, au moindre bruit...

Je savais que des groupes de chiens s'étaient formés dans le coin. Mais je n'avais jamais été en contact avec l'un d'eux, ce qui fait que je ne connaissais ni leur odeur, ni leur camp. Je me demandais si celui-ci était un membre d'un groupe, justement.

« Qui es-tu ? »

Un léger grognement m'échappa lorsqu'il posa cette question fatidique. Mais je me devais de répondre, tout comme il se devait lui aussi de le faire. Je n'avais jamais été nerveuse de donner mon nom. Le dicton "connaître le nom d'une personne, c'est avoir du pouvoir sur elle" ou je ne sais quelle connerie n'avait jamais fait effet sur moi. Mais je n'avais jamais été dans une telle situation.

« La question est la même de mon côté. Si ça t'intéresse vraiment, moi, c'est Galaad. Je viens de la maison au bord de la rue, maintenant presque toute effondrée. »

Pour ponctuer mes paroles, je fis un petit geste vers l'entrée de la cantine. Ma maison n'était plus que débris.

« Ma petite griffe me dit que tu ne vis pas seul. » ai-je finis par dire.

Pfffft ! Une petite solitaire insolente ! Il y allait fort sur les qualificatifs, quand même ! Petite, non mais, c'est toujours celle-là qu'on me sort en premier... quand à insolente, d'habitude, on se retient à la dernière minute pour ne pas provoquer un conflit. D'habitude. Maintenant, presque plus personne ne m'adresse la parole. Sauf celui-là, celui-là qui avait une drôle d'audace qui me plaisait, je devais dire. On aurait dit que vu qu'il me tenait tête, un certain respect était né en moi. Mon attitude, ma voix changea peu à peu. Ça va mec, j'ai compris. Tu veux pas te battre, mais tu te laisseras pas faire non plus. Un petit sourire finit par se dessiner sur mes lèvres, impressionnée. Je n'ai jamais été une dominante, mais certains chiens préfèrent se taire à cause de mon sarcasme un peu trop agaçant, quelques fois.

« Les Leasheds, hein ? Ils sont où, exactement, tes potes ? Je veux dire, ils sont installés où ? S'il m'est autorisé de le savoir. »

Je ne savais même pas où se trouvait les autres "meutes", alors ce ne devait pas être si inquiétant de me le dire. Je poussai plus loin un morceau de verre du revers de ma patte, fixant cette dernière, ne sachant pas trop ses limites, à lui. Je ne voulais pas le pomper, mais je ne voulais pas non plus qu'il ne me rende complètement inoffensive. Étais-je gênée ? Je ne pense pas...

« On peut résumer ma situation ainsi. J'erre par-ci par-là, mais tout va se compliquer vu... La proximité de l'hiver. »

À cette idée, un frisson me parcourut. Je détestais l'hiver. C'était froid, y'avait moins de bouffe, la nature semblait morte. Et mes anciens copains de maison évitait de sortir dehors, on se retrouvait seuls avec nos propriétaires, qui, eux, partaient au travail pour la journée. Je n'avais jamais passé un hiver seule, et cette idée était loin de m'enchanter.

Sa question m'étonna tout de suite que je ne pus m'empêcher de répondre rudement.

« Bien sûr que non ! »

Or, je n'en savais strictement rien, de ce que je voulais. D'un côté, mon instinct hurlait de dire un simple oui, tandis que ma partie personnelle, mon cœur, lui, me disait que ce n'était peut-être pas la meilleure idée... Comment réagir face à cette question ? Je n'avais jamais vécu parmi un groupe de chiens. Enfin oui, dans mon enfance, mais je m'en rappelle pas très bien et puis c'était pas pareil. Je ne savais pas l'organisation de ce groupe ; je ne connaissais pas les membres ; je ne savais même pas qui était son chef, sa réputation... Ou, pire, comment les chiens, là-bas, m'accueillerait si jamais je disais oui. C'était presque impensable, pour moi. De plus, une partie de moi pensait que cette question était quasiment irritée, comme s'il n'avait aucune envie de me voir parmi eux. Ou peut-être que je me trompais. Peut-être pensait-il dans le genre de "plus on est de fou, plus on rit"... Ce qui ne semblait pas son genre.

« De toute manière, qui voudrait un boulet comme moi ? J'sais pas chasser, j'sais pas survivre sans les humains, et j'sais même pas sympathiser comme tu peux le voir. Je ne sais pas si des chiens arriveraient à me supporter vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »

Je baissai la tête. Eh bien, voilà, c'est bien joué ! Maintenant il va te prendre pour une minable de premier plan. Je devais me ressaisir. Mais son regard, ses yeux braqués sur moi, plissés, ne m'aidaient en rien... Comment répondre ? Ce n'était pas simple, je ne pouvais pas dire "depuis une éternité j'en rêve" parce qu'honnêtement j'y avais jamais pensé ! Mais peut-être que cela serait arrivé si je ne me serais pas débrouillée jusque-là... Qu'allais-je bien faire, toute seule, dans ce monde devenu dangereux, dépouillé de vie le moindrement humaine ? C'était, on ne peut plus, une offre alléchante. Une offre de survie. Une offre même, d'amis, de famille. Enfin, seulement s'ils apprenaient à m'apprécier. Pourraient-ils ? Peut-être, finalement... Je ne devais pas penser négativement.

La partie de moi qui pensais à ma survie, à ma sociabilité, ne pus s'empêcher de s'exprimer à son tour.

« D'un côté, on apprend tous, un jour ou l'autre. Alors j'imagine qu'on est capable de se donner une chance, non ? Roh et puis zut, ouais, maintenant que j'y pense, j'aimerais bien ça, moi, joindre quelques chiens. »

Je n'ai jamais dédaignée la compagnie. Mais je ne savais pas à laquelle m'attendre. Surtout s'ils étaient tous comme lui. Non mais, c'est injuste, ce que je viens de dire là ! C'est bien moi qui l'a provoquée en premier. J'aurais pu me montrer plus gentille, plus douce... rahhh. Au fond, je m'en veux bien... un peu.